Ces extraits sont tirés de L’Esprit de la montagne par Robert Macfarlane et plus particulièrement du chapitre VI (pages 177 à 204) joliment intitulé S’écarter de la carte.
Le charme et le plaisir d’une carte proviennent de ses réticences, de son inachèvement, des lacunes qu’elle laisse à l’imagination le soin de combler. Une carte, notait la voyageuse Rosita Forbes recèle « la magie de l’anticipation sans la peine et la sueur de la réalisation ». Dans ma famille, on achetait toujours les cartes bien avant le prochain voyage en montagne. Les cartes neuves sont bruyantes et indisciplinées. Quand on les ouvre, elles résistent, essaient de refermer leurs plis. Elles claquent et craquent quand on les ploie en arrière, et les lames de papier raide se reforment et se déforment. Nous étendions de force nos cartes à plat sur le sol, en lestions les quatre coins avec des livres, puis nous nous agenouillons par terre pour organiser les itinéraires possibles. Très tôt, mon père m’apprit à lire les courbes de niveau, si bien que la carte tout entière développait comme par magie une troisième dimension. Les cartes vous donnent des bottes de sept lieues, vous permettent de parcourir des kilomètres en quelques secondes. En traçant avec la pointe d’un crayon la ligne d’une promenade ou d’une escalade que vous projetez, vous pouvez voler au-dessus des crevasses, sauter d’une paroi d’un seul bon et franchir les rivières sans effort. Sur une carte, il fait toujours beau, la visibilité est toujours parfaite. […]
Mais une carte ne peut jamais reproduire le terrain lui-même. Lorsque nous consultions ainsi les cartes, nous avions souvent les yeux plus grands que le ventre. A la maison, nous préparions un itinéraire sur un terrain qui se révélerait, en réalité, un marécage aspirant, une brande arrivant au genou ou un large éboulis couvert d’une neige épaisse. Il est arrivé que le vent m’arrache la carte de la main pour la jeter par-dessus une falaise. La pluie m’en a transformé une en une sorte de pâte illisible. […] Les cartes ne rendent pas compte du temps, mais seulement de l’espace. Elles n’expliquent pas qu’un paysage est toujours en mouvement, ne cesse de se réviser. Les cours d’eau transforment constamment de la terre et des pierres. La gravité arrache des rochers aux pentes pour les faire rouler plus bas. Une averse soudaine peut transformer un petit ruisseau en torrent infranchissable. […]
Pour connaître véritablement un paysage on doit s’y rendre en personne. […]